Ceci est un texte paru dans Timult, écrit par une habitante de La Borie.
La Borie. J’y suis arrivée par hasard en juillet dernier. Je venais d’acheter un vieux camping-car, et j’avais envie d’emmener mes gamins sur les routes. Il y avait une nécessité pour moi de mettre à l’épreuve du réel les discours libertaires que je leur tenais. Une urgence à leur montrer que nous n’étions pas les seuls à souhaiter vivre autrement. Je ne connaissais rien ni personne ; écrivain hors confrérie, chômeuse au statut vague d’artiste, ayant fait le choix économique de la campagne, préférant la débrouille spartiate à l’argent chronophage, mère gouine d’un enfant sans père, famille d’accueil pour un môme en rade, j’avais jusqu’ici mené ma petite révolution personnelle en solitaire et cette solitude, précisément, commençait à me peser. Je pariais avec une candeur sans argument – tel était mon rêve : un Sherwood de Cocagne – qu’au détour d’un chemin, soudain, nous serions parmi les nôtres ! J’aspirais à trouver je ne sais trop quoi ; quelque chose comme une communauté qui se révélerait accueillante et puissante, où conjuguer ma résistance au pluriel. Sans doute étions-nous prêts, disponibles, car nous l’avons trouvée sans chercher. Une auto-stoppeuse nous a indiqué La Borie, nous y sommes allés, aussi simplement que cette phrase se lit. Nous avons failli n’en jamais repartir, et nous y revenons à la faveur du moindre congé qui se profile !
N’était l’obligation scolaire de mon fils d’accueil – je n’ai pas la liberté de l’en dégager – nous serions en train d’y vivre au moment où j’écris ces lignes.
La Borie est un lieu chargé ; chargé de son histoire, de la force inouïe de la rivière et de ses habitant.e.s. Il y a de la magie dans ce lieu, indubitablement, impossible de ne pas la sentir, elle est partout !
Première approche circonspecte. En dépit de la pancarte qui souhaite à tous la bienvenue, de cette large grille – un double portail que je n’ai jamais vu fermé – chaque pas fait impression forte de pénétrer l’espace et je garde le souvenir d’une avancée lente sur un long sentier. Je me demande si les enfants sont admis, je me demande si les petites prunes jaunes qui tombent dans leurs mains sont comestibles, je me demande comment faire bouger cet âne, immobile au milieu du chemin, je me demande pourquoi il n’y a personne, je me demande si des chiens vont surgir, je me demande comment annoncer notre présence, et à qui ? Le soleil, le matin parfait, le bruit de l’eau, la bâtisse aux fenêtres ouvertes, les cagettes de légumes. Je me demande pourquoi je suis pétrie de craintes. Je comprendrai, jour après jour, qu’il faut revenir ici à l’intuition primale de ce que veut dire : être ensemble. Offrir et recevoir, faire et regarder, prendre et laisser le temps, ressentir.
J’ai d’abord rencontré les gens de la ferme ; le couple de paysans qui vit et travaille là m’ont raconté le combat contre le barrage qui menaçait d’inonder la vallée quelque vingt-cinq ans plus tôt ; la lutte inégale entre les simples gens et les spéculateurs de haut vol ; une première victoire, le rachat du domaine par la municipalité ; puis les magouilles en conflits d’intérêts de quelques élus autour d’un faux projet d’écosite. Ils ont tenu le journal de leur invraisemblable aventure ; un roman que cette histoire où une femme, ayant tout lâché pour venir avec ses enfants poursuivre son rêve d’apicultrice dans les Cévennes, se rend compte qu’elle est la nième victime d’une arnaque aux subventions ! Mais elle n’est pas seule et elle tient bon. La Borie est occupée ; ne cessera plus de l’être. Un collectif naît, des arbres sont plantés, la terre est cultivée, une yourte est construite en vue d’accueillir des réunions, des ateliers, des projections,… A l’occupation paysanne sont venus se joindre les expulsés d’un squat voisin. Et le lieu peu à peu évolue vers ce qu’il est aujourd’hui : un domaine où se côtoient, en bons voisins, des bio-paysans et leurs wooffeurs, un couple de vieux amants à la Brel bien décidés à finir leurs jours à l’ombre de la source, entre leur bicoque et leur potager, un collectif anarco-féministe ouvert et autogéré, où des paroles, des pratiques et des savoirs multiples s’échangent et se partagent. Tous vivent là, de fait légitime.
Cette paix bigarrée, que j’ai connue en été peuplée de voyageurs, tour-du-mondistes alternos ou touristes baigneurs, amis de passage, voisins des villages proches et visiteurs inconnus – dont nous étions, mes enfants et moi. Cette paix bigarrée que j’ai revécue en automne, entre la transformation des châtaignes et les fournées de pain, la récolte du miel et la mise au sec du bois de chauffe. Cette paix bigarrée où nous avons, Margo Fruitier et moi, commencé à tourner notre film. Cette paix bigarrée qui fut celle de nos réveillons, à dix autour du poêle dans la rudesse de l’hiver cévenole pendant que les enfants dehors se brûlaient les mains dans les flaques de glace « Regarde, on a trouvé des miroirs ! », cette paix bigarrée nous semblait à tous pérenne, hors d’atteinte, victorieuse.
Et puis dans cette paix que rien ne trouble, ni les perdants des parties de coinche, ni les solos de batterie, survient une descente de police ! Le Maire de Saint-Jean-du-Gard fut-il frappé dans la nuit d’un violent sursaut de mémoire : s’est-il rappelé au petit matin l’existence de la Borie ? Quelqu’un lui a-t-il montré, sur la carte du territoire qu’il administre, cette zone libre intolérable que, noyé sous des flots de paperasses, il avait oubliée ?
– Quoi ? Une parcelle d’échappatoire où des humains vivent tranquilles ?
– Oui, Monsieur le Maire ! Figurez-vous qu’ils croient pouvoir se soustraire à la loi !
– A la loi ? Mais de quelle loi parlez-vous donc ?
– Celle de la propriété et du profit, voyons…
– Comment est-ce possible ?
– Ils ne paient pas de loyer, ils boivent l’eau de la source, ils récoltent des plantes…
– Scandale ! Que faire ?
– Diviser ! La stratégie, c’est diviser !
Ainsi se dessine apparemment, dans les bureaux de la Mairie, l’opération « Reprise de contrôle sur la Borie » ! Première étape : tenter d’amadouer les deux vieux de la source. Ils sont là depuis vingt-cinq ans, ils ont été de toutes les luttes, ils sont chez eux, tout le monde s’accorde à le penser, qu’on le veuille ou non ! Le Maire leur propose un bail – rien de plus simple à rompre le cas échéant – qui, sous le couvert d’une régularisation, les remettrait sous son autorité tout en lui évitant la tâche très impopulaire de les virer. Bien sûr, ils refusent !
– Et pour les Occupants ? Les Autres, là ? On fait comment ?
– On les intimide ; un véhicule à la fourrière, ça ne mange pas de pain, ça coûte cher, c’est légal et sans violence, ça n’émeut personne. Il y a un vieux camping-car belge en panne, à la grille, ils embarquent celui-là pour l’exemple de ce qui pourrait bien arriver aux autres. Aux autres véhicules, pour commencer. Aux autres, là, les Occupants, tout aussi bien…
– Reste les paysans… On propose quoi aux gens de la ferme ?
– Ils sont à l’étranger jusqu’à la fin du mois ; ça nous laisse un peu de temps pour réfléchir… Il ne faut pas les prendre de front, ils sont coriaces, et des luttes paysannes, on sait que ça attire la sympathie dans le pays ! Laissons-les mariner un peu dans l’incertitude ! Les nerfs…
Là-dessus, Monsieur le Maire se fend d’une lettre aux Occupants ; la rhétorique est connue : sécurité des installations, insalubrité du bâti, responsabilité en cas d’accident. Il n’oublie pas de dire qu’en tant que territoire municipal, la Borie appartient à tous ses administrés, et non à quelques seuls olibrius. Technique un peu naïve pour tenter de faire croire aux citoyens qu’il pense au bien de la collectivité et non à ses intérêts personnels. En catimini, et sans souci de cohérence, il commence à jouer les agents immobiliers et fait visiter le domaine à des acheteurs potentiels. La Borie est mise à prix : 400 000 euros pour le tout, nous ont appris des voisins bien informés par ce qui se trame en sous-main.
Et voilà où nous en sommes !
Dans l’impératif de rester soudés, fragiles chacun mais forts tous ensemble, les gens de la Borie cherchent des issues, elles ne peuvent être que collectives. Dans l’urgence de diffuser une information qui contre la propagande municipale, ils organisent leur présence tous les mardis, sur le marché de Saint-Jean-du-Gard, et sollicitent la rencontre : soupe et pain maison, café et tracts offerts, Dans la certitude que la moindre parcelle de résistance qui s’oppose à la grande traque du contrôle et du profit, est le seul bien commun digne de ce nom, ils tentent de préserver la gratuité de la jouissance des terres, la liberté d’accès, l’autonomie face à la loi qui favorise toujours les nantis au détriment des Autres.
Nous habitons tous à La Borie, si quelque part en nous demeure un petit coin sauvage de vie. C’est l’endroit de fête qui tintamarre en moi !